La vague qui se cogne
Si depuis quelques temps, je ne publie plus d'article le lundi matin pour "raconter" les week-end de folie que je passe en compagnie de Tatie Rose, Yvette et autres connasses rennaises, c'est parce que mon esprit est ailleurs. Certains ont vu dans Le Monde de Katia un substitut de gazette locale qui donnerait, en direct et en exclusivité, toutes les infos sur nos pédérennais préférés. Non, c'est un blog, rien de plus, et rien de moins. Et nonobstant les délires des pédéblogueurs les plus prétentieux et les moins modestes, les blogs ne sont que des espaces d'expression personnelle. L'erreur est de vouloir plaire à son public, de n'écrire que pour son public, en quelque sorte, de rendre le public propriétaire du blog. Alors qu'en fait, ce public est volatile, parfois éphémère, pas toujours fidèle, et souvent ingrat. Donc, et ceci s'adresse à tous les lecteurs du Monde de Katia : venez ici comme si vous entriez dans mon salon, et non pas dans un cinéma, un théâtre, ou un cabaret...
Mon esprit est ailleurs, donc, en tout cas assez éloigné des concours saisonniers, où l'on recherche une nouvelle star (en a-t-on vraiment besoin ?) et où l'on élit Miss Drag Queen Reine du carnaval... Cela fait maintenant dix ans que je suis rennais, ce que m'a rappelé un coup de téléphone de ma maman ce week-end. C'est la première fois (oui, encore une !) que je raconte cette histoire, mis à part quelques bribes étalées sporadiquement à mes ex, ou mes amis...
Le samedi 16 mars 1996, j'entrais pour la première fois dans cet endroit où j'allais faire des études longues et difficiles, profitant d'une journée portes ouvertes. C'était aussi l'occasion pour la famille de découvrir Rennes, en l'occurence ma mère, ma soeur et... Grégory. En fait, Grégory connaissait déjà Rennes, pour y avoir été lycéen encore quelques mois auparavant. Il était un tout petit peu plus âgé que moi. Artiste, photographe, il venait d'être embauché dans une agence de com' où il créait des affiches pour des expos et des festivals. En quelques heures, Grégory m'a fait découvrir la place Sainte-Anne remplie d'arbres et de voitures, la rue Le Bastard avec sa Brioche Dorée (déjà !), la FNAC où j'ai acheté mon premier dictionnaire français-danois, et des tas d'endroits que je fréquente maintenant de façon anodine mais qui me fascinaient alors.
Le soir, en rentrant à la maison, on a déposé Grégory chez ses parents. Il ne les avait pas vus depuis des mois, s'entendait très mal avec eux, mais avait voulu faire un effort pour les cinquante ans de sa mère. Sur le trottoir, dans ce lotissement moche, je lui ai fait la bise en lui disant : "On se voit lundi, hein ?".
Le lundi matin, 18 mars. Il est 7 heures et des poussières, je me sens patraque, au moment de prendre le bus pour aller au lycée, je commence à saigner du nez. Je me dis que bon, je peux me permettre de sécher une demi-journée de cours, surtout si ça me permet d'éviter cette salope de prof d'anglais. A 8 heures 30, le téléphone sonne. Le lycée pour prévenir mes parents que je sèche ? Non, c'est la gendarmerie. Grégory est mort. Il a été renversé par une voiture à la sortie d'une boite, à 5 heures du matin. On a besoin de nous pour reconnaître le corps. Il faut organiser les obsèques. Passer à la banque pour fermer son compte. Prévenir son propriétaire, vider son appartement, récupérer ses vêtements et ses affaires. Et appeler ses parents.
Là, on se dit que c'est dégueulasse, que c'est injuste, que la vie est pourrie. Le jeudi suivant, la cathédrale était trop grande pour la cérémonie. Une dizaine de personnes, grand maximum. Ses parents, les miens, ma soeur, la sienne, et ma meilleure copine.
Depuis, j'ai l'impression que Grégory est mon ange gardien. Si je suis attaché à Rennes, c'est surtout grace ou à cause de lui. Il aurait été fier de moi, de tout ce que j'y ai fait. Le souvenir que j'ai de lui, maintenant ? Dix ans après, c'est comme un puzzle. Il y a ce parfum que j'ai senti en entrant dans son appartement, après l'accident, et qui imprégnait tous ses vêtements, que j'ai gardés. Il y a ces brouillons, que j'ai récupérés avant que son patron ne les mette à la poubelle. Il y a cette photo, prise un dimanche, quelques semaines avant sa mort. Il y a ce tableau noir, sur lequel il avait marqué à la craie un rendez-vous pour le lundi après-midi.
Si j'en parle, là, c'est que sa mort explique beaucoup de choses chez moi. Ma phobie du téléphone qui sonne. Ma méfiance vis-à-vis des patrons de discothèques. Ma détestation du lundi matin. Mon angoisse, quand je m'attache à quelqu'un, et quand quelqu'un s'attache à moi. Alors oui, le Monde de Katia doit un petit peu à Grégory. S'il pouvait le voir, le lire, il dirait certainement :
- Mais c'est quoi, cette couleur ? C'est du rose ?
Katia
PS : Sur Radio Katia, j'ai mis une chanson de Barbara... On va dire que ça illustre cet article !